Éloge de la répétition

Introduction : la valeur de la répétition en question

Quand je commence à filmer, Hélène?[1], 5 ans, vient de terminer de placer les quarante blocs de cylindres dans leurs supports dédiés. Cette activité consiste dans le retrait, puis le placement de blocs de cylindres en bois différant par leur diamètre ou leur longueur, de manière progressive et régulière, dans quatre supports adaptés. Hélène a donc déjà une fois retiré, puis replacé tous les cylindres.

Elle regarde les blocs quelques secondes, puis retire de nouveau, un à un, les blocs de leurs supports.

Après avoir ressorti tous les cylindres, consciencieusement, un à un, elle prend un cylindre, et le place successivement dans tous les emplacements jusqu’à trouver celui qui convient. Elle effectue la même opération, sans impatience manifeste, pour chaque cylindre. Pendant ces actions successives, elle tourne lentement autour de la table, sans quitter les supports des yeux. Deux enfants passent à côté d’elle pour balayer et pour ranger une chaise, ce qui ne semble pas la déranger. Une camarade vient lui taper à deux reprises sur l’épaule pour lui signifier que le reste de la classe se met à chanter. Hélène ne répond pas et continue de placer ses cylindres dans leurs emplacements dédiés, jusqu’au dernier.

Une fois tous les cylindres placés dans les supports, Hélène range ces derniers sur l’étagère, et rejoint ses camarades pour chanter.

Hélène a au moins répété deux fois cette activité, par elle-même répétitive : lorsque j’arrête de filmer, on peut considérer qu’elle y a passé au moins le double du temps, soit presque une demi-heure.

Si l’enfance est une entrée dans le temps, celle-ci semble s’effectuer, paradoxalement, par le truchement d’un bégaiement du temps, celui des actes sans cesse recommencés. William Preyer, un des pionniers de la psychologie de l’enfant?[2], remarque un phénomène de répétition spontanée chez son fils de quatorze mois :

Il m’a paru cependant digne de remarque, qu’un jour (quatorzième mois) mon fils a ouvert et refermé non moins de soixante-dix-neuf fois de suite le couvercle d’un pot, sans s’arrêter un instant. La grande tension de l’attention indiquait une participation de l’intelligence. « Comment se produit le bruit ? » aurait pensé l’enfant, s’il avait déjà su parler […]?[3].

Preyer explique cette répétition spontanée de l’enfant par la recherche d’un plaisir immanent, ancré dans le présent, ici celui d’exercer sa force ou son habileté. « Il y a là une satisfaction dans le bruit et le mouvement, un plaisir à faire agir la force bien plus qu’il n’y a réflexion et volonté », insiste-t-il. Cette répétition est chez Preyer déconnectée de la volonté, donc aussi de l’imitation : elle est pour cette raison présente pour lui très tôt dans la vie de l’enfant (dès 4 ou 5 mois), sans préméditation, c’est-à-dire aussi sans projection vers le futur, contrairement à l’imitation – qui serait, pour sa part, une inscription à la fois dans la durée et dans la reconnaissance de l’altérité. La répétition enfantine serait ainsi un désir centré sur soi, à l’inverse d’une répétition-imitation que l’on pourrait définir, à l’inverse, comme centrée sur l’autre (désir mimétique). La répétition enfantine serait ainsi spécifique en ce qu’elle suppose une expérience particulière du temps.

En pédagogie, la répétition, qui semble avoir plutôt mauvaise presse, est tendue vers la question de l’efficacité. Inviter l’élève à répéter est subordonné à l’acquisition d’un savoir, selon une équivalence plate entre répétition et maîtrise. « Deux et deux quatre / Quatre et quatre huit / Huit et huit font seize / Répétez ! dit le maître », scande Prévert : la répétition scolaire s’oppose dans le poème « Page d’écriture » à l’oiseau lyre, symbole, à l’inverse, de la créativité enfantine?[4]. La répétition à l’école est ainsi associée non seulement à la lassitude, à la monotonie, mais aussi à l’absence de sens. « Charlemagne fils de Pépin le Bref, 768-814, les rois fainéants et les mers d’Austrasie », annone sans rien y comprendre l’élève de L’école buissonnière?[5]. Dans « Page d’écriture », la répétition fait bloc avec la posture impérative du maître « répétez ! », l’absence de jeu et les murs de l’école :

Et l’oiseau-lyre joue / et l’enfant chante / et le professeur crie : / Quand vous aurez fini de faire le pitre ! / Mais tous les autres enfants / écoutent la musique / et les murs de la classe / s’écroulent tranquillement. / Et les vitres redeviennent sable / l’encre redevient eau / les pupitres redeviennent arbres / la craie redevient falaise / le porte-plume redevient oiseau?[6].

La pédagogie de la répétition, et peut-être même avec elle, la pédagogie parce que répétition, n’aurait ainsi aucune valeur philosophique. L’éloge que Kierkegaard établit de la répétition – la répétition assure « le bonheur de l’homme »?[7], dit-il – exclut par exemple d’emblée la répétition d’apprentissage. Il n’est pas question de répétition véritable, écrit Kierkegaard, lorsque l’instituteur s’écrie « Jespersen, je le répète pour la seconde fois, tenez-vous tranquille »?[8] : rabâchage, martelage, conditionnement, rengaine, ritournelle : la répétition pédagogique est inaccessible à toute valeur philosophique ou morale, tout comme la pédagogie est une philosophie au rabais. La répétition scolaire ne parvient pas même à accéder au statut de copie, même pâle, de l’expérience métaphysique. Axé sur le paradigme de la vérité, Kierkegaard voit dans la répétition un choix moral et non une expérience possible de la puissance.

Pour comprendre la répétition enfantine et sa valeur, c’est donc vers Nietzsche qu’il nous faut plutôt nous tourner ; l’éternel retour présente en effet la répétition selon le paradigme de la valeur plutôt que celui de la vérité?[9] – et devient un outil, un instrument permettant de faire de la philosophie à « coups de marteau ». Patrick Wolting souligne que ce marteau est celui du « philosophe médecin qui ausculte les idoles et interprète le son rendu pour diagnostiquer un état de santé ; il renvoie au réseau métaphorique de la physiologie et donc à la théorie de la valeur ». La doctrine de l’éternel retour, comme « une évaluation », est aussi « fondamentalement une expérience, une pensée qui doit être vécue, c’est-à-dire incorporée, assimilée »?[10]. Elle doit tourner la réflexion vers la question de la forme et de l’exercice, le marteau du philosophe pouvant également être associé au « ciseau du sculpteur, plus généralement de l’artiste donnant forme à la matière »?[11]. Il s’agit par l’éternel retour d’affirmer une “technique” visant « l’épanouissement d’un type supérieur ». Cette technique s’appuie sur la force de la répétition, tant « la pensée que quelque chose se répète […] peut nous ébranler et nous transfigurer »?[12], écrit Nietzsche. Il use ainsi de la force thérapeutique et de la puissance de la répétition pour créer l’affirmation, la vie, la volonté de puissance, selon sa logique d’inversion des valeurs.

Nous suivrons ainsi l’intuition d’un éloge – philosophique autant que pédagogique – de la répétition, cette dernière étant comprise, nous allons nous en expliquer, comme le synonyme “d’exercice”. Ainsi, nous tenterons de montrer que la répétition comme exercice est une expérience du temps ; mais ce temps n’est pas celui, horizontal, de l’efficacité, de la production et de l’appropriation, faisant de la répétition un bégaiement, une “perte” de temps. Le temps de la répétition est celui, vertical, de la profondeur et de l’exploration. Proche de la méditation, la répétition d’un poème, d’un mantra, d’une prière, d’un exercice ou d’une lecture suppose effectivement la maîtrise, tant l’être humain est un être de répétition (I) ; mais cette maîtrise doit être autant, sinon plus, comprise comme une maîtrise de soi, subjective, que comme une maîtrise de l’objet, en ce qu’elle place au centre de l’attention la question de “l’activité” (II). La condition d’une répétition comme expérience – et non balbutiement – du temps semble donc que cette dernière soit proprio motu, donc en pédagogie de l’initiative de l’enfant, comme recherche et exploration, comme découverte, ouvrant non à la réplication et au même, mais bien à l’unicité et à la création (III).
L’humain, être de répétition : le cas de l’enfant

L’homme est une créature vivante qui ne peut pas ne pas s’exercer – si s’exercer signifie répéter un modèle d’action de telle sorte qu’à la suite de son exécution on soit mieux disposé à effectuer la répétition suivante?[13].

L’humain, « une créature qui ne peut pas ne pas s’exercer »

L’humain est « une créature vivante qui ne peut pas ne pas s’exercer », écrit le philosophe allemand Sloterdijk. Si nous sommes des êtres de répétition, c’est, d’abord, que « notre existence est composée à 99 % de répétitions dont la plupart sont de nature mécanique […] les gens n’habitent pas des territoires, mais des habitudes. Les déménagements radicaux s’en prennent d’abord à l’enracinement dans les “habits”, puis aux lieux dans lesquels se fondent les habitudes »?[14]. Pourtant, l’humain se rassure en essayant de se convaincre, malgré tout, que nous sommes plus originaux les uns que les autres. L’acceptation de la prégnance de la répétition dans le comportement humain relève, pour cette raison, d’une vexation encore plus profonde que la vexation psychanalytique de Freud (disant que le Moi n’est pas maître chez lui), et que Sloterdijk nomme la « vexation ascétologique ».

Cette vexation vient confirmer que nous sommes des êtres pétris de « rythmes, règles et rituels ». Cet état nous est nécessaire pour la maîtrise et l’acquisition – la répétition d’un morceau de piano – mais également pour la conservation de notre maîtrise dans le temps. Ceci concerne nos muscles, nos apprentissages et nos savoir-faire, mais également nos rêves ou activités cérébrales nocturnes, que l’on peut considérer comme des répétitions de nos activités diurnes ; Sloterdijk voit encore dans « l’identité avec soi-même » la résultante « d’une autoreproduction permanente par maîtrise de programmes d’entraînement invisibles »?[15], c’est-à-dire d’une répétition constante, faisant littéralement de nous, non seulement des êtres de répétition, mais également des êtres répétés.

Cette caractéristique s’accompagne d’un travail permanent que Sloterdijk nomme « retrivialisation », qui consiste dans le fait de « traiter du nouveau comme si l’on ne l’avait jamais rencontré – que ce soit par son identification mécanique avec le connu, ou par la négation ouverte de sa valeur d’enseignement ». En ce sens, comme êtres de répétitions, nous n’apprenons jamais : nous excellons simplement « dans l’art de n’avoir rien vu ni entendu »?[16]. Cette répétition constitutive de l’être humain peut ainsi nous perdre – « qui s’est habitué à l’enfer est immunisé contre l’appel à changer sa vie, fût-ce dans son propre intérêt », écrit ainsi le philosophe?[17], mais elle peut aussi nous sauver. La répétition peut ainsi être tantôt active ou passive, faire de l’humain un « homme-objet » – celui de « l’habitude exercée » – ou un « homme-sujet » – celui de « l’habitude exerçant »?[18]. Sloterdijk plaide, dans ce contexte, pour une affirmation de « la puissance de la strate de l’exercice dans le comportement humain »?[19], cet exercice passant notamment par la répétition. La vie éthique vient ainsi dépasser et assumer la répétition, par la conscience et par ce que le philosophe nomme, en la contextualisant, l’« ascèse ». Il s’agit, par l’exercice, d’« échanger la mauvaise répétition contre la bonne », passant par la discipline librement acceptée, et la conscience de l’exercice?[20].

Cette ambiguïté de la répétition est confirmée par les mythes qui la mettent en scène tantôt comme une malédiction, tantôt comme un trait spécifique à la condition humaine : Sisyphe et son rocher – comme image, disait Camus, de l’absurde – ou le foie de Prométhée, arraché et repoussant sans cesse. La contradiction apparente réside dans le fait que c’est l’exercice, la répétition, qui reste salvatrice, parce que consciente, face à la répétition mortifère du même – qui nous mène autant à nous « approprier le pire » qu’à « restituer les règles conventionnelles et les rituels tournant à vide », à perpétuer la « culture », pour autant, écrit Sloterdijk, « que l’on désigne ainsi la photocopieuse qui nous garantit l’autoconservation complexe de conventions […] par transfert de modèles valides d’une génération à la suivante et à celle qui lui succède »?[21].
Pédagogie, répétition et problématique temporelle

Pour Sloterdijk, la pédagogie antique a très vite pris en compte « la qualité d’inertie de l’habituel » ; comme « technique des êtres humains », elle a cherché à utiliser l’exercice comme élément de formation.

La mèchanè pédagogique naît de la décision réfléchie d’utiliser l’habitude pour son propre soulèvement […] repetitio est mater studiorum. Les petites forces humaines peuvent l’impossible pour peu qu’elles soient démultipiées par le chemin plus long de l’exercice?[22].

Ces pédagogies de l’exercice – qu’il décèle chez Platon, les enseignants indiens ou encore le taoïsme – ne trouvent pourtant grâce aux yeux du philosophe, qui leur reproche une annonce mensongère et publicitaire, celle d’atteindre le divin par l’exercice, et dénonce leur tendance à filer le coton de l’extrémisme, en déterminant par avance ce que devrait être l’humanité?[23].

Le philosophe critique également le fonctionnement d’une certaine forme d’école contemporaine comme lieu d’une répétition du même. Il critique pourtant moins la répétition comme moyen de l’instruction que l’école comme système autoréférencé, qui tourne à vide, c’est-à-dire qui ne forme plus ni citoyens, ni personnalités. L’école critiquée par Sloterdijk est l'école dont les seuls points de repères [sont] les normes de son propre fonctionnement. Elle produit des enseignants qui ne font plus que rappeler les enseignants, des disciplines scolaires qui ne rappellent plus que des disciplines scolaires, des élèves qui ne rappellent plus que des élèves?[24].

Envisagée sous cet angle, l'école ne vise plus qu’à se répéter elle-même, et ce qui la constitue. « L’école connaît une seule et unique manière principale qui porte le nom d’école », écrit-il encore. La répétition scolaire consiste dès lors, pour Sloterdijk, non dans une appropriation véritable des savoirs, mais dans le fait de « faire comme si l’on apprenait ». La répétition du système pour lui-même et de manière autoréférencée produit alors un « faux enseignant » et une « fausse école ».

Si cette critique peut être juste au regard d’un certain fonctionnement contemporain de l’école, le problème principal pour la répétition semble plutôt résider dans le regard que l’adulte porte sur l’enfant étant éduqué. L’enfant, considéré comme un être “sans habitudes”, est “soumis” à la répétition de l’adulte et de l’éducation, soumis aux « directeurs d’exercice »?[25]. La culture s’inculque dès lors par répétition extrinsèque, à la manière d’un dressage?[26]. Le point réside sans doute dans la problématique temporelle : l’enfant, considéré comme un être échappant au temps – comme être au présent, peut-être –, serait par lui-même incapable de répéter, donc d’apprendre et de constituer des habitudes.

Considérons un ouvrage datant de 1896, publié par un “philosophe éducateur” de la IIIe République, Gabriel Compayré, L’évolution intellectuelle et morale de l’enfant. Compayré y affirme le caractère inévitable de la répétition, pour tout âge de la vie. Mais il souligne que l’adulte “sait” répéter, en produisant sans cesse des « répétitions idéales et mentales »?[27]. « En un mot l’homme mûr rumine ses souvenirs ; il les digère ; il se les assimile ». Surtout, il est inscrit dans le temps : sa mémoire lui permet de placer chaque acquisition, sensation ou impression nouvelle au sein d’un moi constitué qui s’ancre dans le passé et se projette dans le futur.

Pour Compayré, cette situation est impossible chez un enfant sans mémoire. L’enfant est l’image même de l’oubli et de l’absence de temps, comme en témoigne l’amnésie totale des premières années de vie qui, sauf traumatisme, ne connaît pas d’équivalent à l’âge adulte. L’enfant est donc sans souvenirs et sans mémoire : hors du temps, il est sans moi encore constitué, au perpétuel présent. Cette absence d’inscription temporelle le place dans une difficulté ou dans une incapacité à effectuer des liens entre ses « perceptions successives »?[28]. En outre, écrit encore le philosophe, son esprit est ductile, malléable à chaque impression, qui vient comme recouvrir la première. Non que l’enfant soit limité dans ses capacités, mais plutôt dans sa versatilité – celle de l’attention, notamment – et par la malléabilité de son esprit. Fénelon évoquait déjà une flamme de bougie qui vacille au moindre courant d’air ; Compayré donne l’image du fer battu, qui change de forme à chaque coup de marteau. Pour toutes ces raisons, la répétition est indispensable à celui qui veut “éduquer” l’enfant.

On comprend dès lors que toute impression qui n'aura été dans la conscience de l’enfant qu’une apparition fugitive, une émotion d’un instant, un fait accidentel, ne parvienne pas à se graver, à se fixer dans l’esprit. La mémoire de l’enfant est comme le sable mouvant au bord de la mer. Vous avez beau y marquer, pendant que la vague fuit, l’empreinte de vos pas : la vague qui revient nivelle, efface tout. Si la répétition est une condition utile, à tout âge, pour assurer la durée des souvenirs, elle est une condition absolument nécessaire, quand il s’agit des impressions peu profondes qui ne font qu’effleurer encore la conscience de l’enfant?[29].

L’éducation consiste donc à faire “entrer l’enfant dans le temps” ; et la répétition en est le moyen, pour Compayré, indispensable.

Ces deux éléments – l’humain comme être de répétition, l’éducation comme répétition visant à faire entrer dans le temps – indiquent que l’enfant, dans tous les cas, semble frappé d’une double exclusion, hors du temps (comme être sans mémoire donc sans moi constitué) et hors de ce qui fait l’humanité (comme être sans répétitions acquises, sans culture et sans habitudes). Ceci en fait doublement l’objet de la répétition pédagogique : il s’agit d’abord de l’inscrire dans le temps, tant la répétition permettra, peu à peu, la mémoire, par raisonnement inductif ; il s’agit ensuite de l’inscrire dans la culture, ce que ferait par excellence la répétition scolaire. Dans les deux cas, la répétition n’a pas de valeur pour elle-même : elle est un “outil” pour produire autre chose – la mémoire, la constitution progressive du moi, l’acquisition de la culture. La répétition éducative et pédagogique est ainsi elle aussi soumise à une problématique temporelle, celle de “l’après”. La répétition n’a pas de valeur au présent, mais seulement au regard de la production future dont nous – adultes – attendons les effets sur l’enfant.

Notons que cette double exclusion de l’enfance se rachète par l’affirmation émerveillée mais sans doute simpliste du plaisir que l’enfant trouve à ces premières répétitions – plaisir « que l’adulte ne soupçonne pas, parce qu’elles [ces sources de plaisir] se sont pour ainsi dire taries pour lui, sous l’influence de la répétition et de l’habitude »?[30].

Répétition, différence et « intégration » : la pensée de l’activité chez Billeter

Dans toute cette première partie de réflexion sur la répétition, nous n’avons pourtant pas épuisé l’exemple donné par Preyer. Il s’agit en effet dans ce cas d’une répétition “spontanée”, non induite par la demande de l’adulte, donc une répétition qui échappe au modèle que nous avons jusqu’ici décrit de répétition pédagogique. En outre, Preyer suppose que l’enfant est dans une recherche de type intellectuel – connaître la source du bruit produit par la porte qui se ferme. Mais cette explication n’est qu’hypothèse. Formulons-en donc une autre : et si le fils de Preyer n’avait voulu ouvrir et fermer la porte que pour le geste lui-même, sans intention autre que la maîtrise du geste ? Et si cet enfant découvrait dans la répétition, cette fois envisagée pour elle-même et non pour une efficacité future, une caractéristique propre à l’humanité ? Dans ce cas, l’enfant vivrait une double inclusion et non plus une double exclusion : comme être temporel, il serait le témoin de la possibilité d’une autre inscription dans le temps ; il participerait ainsi d’emblée, par son corps – nous allons y venir –, à l’humanité.

Un autre philosophe examine cette répétition spontanée chez l’enfant. Jean-François Billeter, explorant les « lois de notre activité », décrit cet enfant :

Quand un enfant apprend à verser de l’eau dans un verre, il doit accorder divers mouvements pour que de leur combinaison naisse le geste. L’assemblage des mouvements exige de l’attention et de la persévérance : l’enfant accomplit un certain travail. À un moment donné, le geste surgit. Il naît d’un phénomène d’intégration qui se produit dans l’activité du corps. À l’effort succède la facilité. L’enfant a acquis un pouvoir d’agir, il peut désormais produire le geste à volonté, de façon effective ou intériorisée, c’est-à-dire imaginée : il peut se le représenter et le comprendre de l’intérieur quand il le voit fait par d’autres. Cela vaut pour tous les pouvoirs d’agir que nous avons acquis depuis notre plus petite enfance?[31].

Ce deuxième exemple, où la répétition est induite, et dépassée par le concept « d’intégration », témoigne de deux caractéristiques. La répétition enfantine, là encore, est proprio motu, mue de l’intérieur, sans intervention extérieure ; elle est l’origine de la conscience, car la conscience est comprise non comme conscience de quelque chose, mais comme « notre activité quand elle devient sensible à elle-même », c’est-à-dire « au-dedans de notre activité »?[32].
Répétition et différence

Il faut ici faire référence à une autre tradition philosophique, qui entend valoriser la répétition non comme une succession de mêmes, mais comme le surgissement d’une différence. On trouve ce type de réflexion chez Bergson, de nouveau à propos de questions éducatives – il s’agit de la “leçon” apprise et répétée, abordée dans Matière et mémoire. Cette réflexion sur la répétition a donné lieu à la thèse de Gilles Deleuze, Différence et répétition?[33]. Chaque moment de la répétition – la deuxième, la troisième, la quatrième – « se suffit absolument à elle-même […] et constitue avec toutes les perceptions concomitantes un moment irréductible de mon histoire », écrit le philosophe?[34]. La particularité de la leçon répétée et apprise, souligne-t-il encore, est qu’elle échappe à la seule représentation pour devenir une action : la leçon répétée « fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d’écrire ; elle est vécue, elle est “agie” plutôt qu’elle n’est représentée ». La répétition, en créant de “l’inné”, « cré[e] dans le corps des dispositions nouvelles à agir », dans le présent. Elle génère dans le corps une mémoire qui est non une accumulation de souvenirs différenciés se succédant dans le temps, mais une mémoire « toujours tendue vers l’action », ramassée sur elle-même dans le présent, et tournée vers l’avenir. La répétition n’est donc pas tournée vers le passé – l’évocation des souvenirs et de la succession de toutes les itérations de la leçon ou du geste appris ; elle est au présent, c’est-à-dire la production créatrice, « mécanique », dit Bergson.

Le philosophe distingue dès lors deux mémoires : la première enregistre l’ensemble de nos faits et gestes, et permettrait « la reconnaissance […] intellectuelle d’une perception déjà éprouvée » ; elle fonctionne selon l’imagination. La seconde serait celle déposée dans le corps, la continuation des mouvements de l’organisme, permettant des « répliques ». Cette mémoire fonctionne selon la “répétition” ; elle est « une habitude du corps »,

toujours tendue vers l’action, assise dans le présent […] n’a retenu du passé que les mouvements intelligemment coordonnés qui en représentent l’effort accumulé […] À vrai dire, elle ne nous représente plus notre passé, elle le joue ; et si elle mérite encore le nom de mémoire, ce n’est plus parce qu’elle conserve des images anciennes, mais parce qu’elle en prolonge l’effet utile jusqu’au moment présent?[35].

Par ailleurs, la répétition ne « parle à l’intelligence du corps » que parce qu’elle reproduit du différent. « À quoi servirait l’effort répété, s’il reproduisait toujours la même chose ? », écrit Bergson. La répétition permet de pointer « un nouveau détail […] passé inaperçu » ou à l’inverse de « marque[r] la structure intérieure » d’un geste ou d’un savoir. La répétition est ainsi une succession de différences, qui permet au corps de comprendre et d’apprendre : « un mouvement est appris dès que le corps l’a compris »?[36].
La répétition comme accès à la connaissance

Nous en venons donc au corps. Billeter, dans deux de ses derniers ouvrages, Esquisses (2018) et Un paradigme (2017) s’attache à penser le geste, « trop complexe et trop familier » pour avoir été jusqu’ici étudié par les philosophes?[37]. Or nos gestes sont, contrairement aux mouvements, “appris”, nés d’un effort de notre volonté. Ils sont le fruit d’un apprentissage, d’un exercice, long et fastidieux. « Observons un enfant qui tente pour la première fois de verser de l’eau dans un verre », écrit le philosophe, reprenant l’exemple que nous avons déjà mentionné plus haut. « Nous comprenons les difficultés qu’il rencontre, car nous les avons nous-mêmes affrontées. Et nous savons d’expérience comment, de la coordination des mouvements, à un certain moment naît un geste »?[38].

Quelles sont les caractéristiques d’un geste acquis ? Un geste acquis à force de répétitions, « d’ajustement des mouvements » demande une énergie qui baisse à mesure que le geste s’acquiert et se perfectionne. Cette répétition, loin de générer un abrutissement ou un conditionnement, permet à l’inverse une libération de la part consciente de notre activité, et permet un « progrès dans la connaissance »?[39].

Billeter propose le concept d’intégration – un “paradigme”, tant l’intégration constitue à la fois une philosophie de l’activité et de la conscience, supposant de dépasser le dualisme occidental entre esprit et corps – pour « rendre compte de la genèse de tous nos gestes »?[40]. Prenant l’exemple du violoniste, il explicite le « processus » que constitue le « travail d’intégration ». Chez ce dernier, le geste se fonde sur un premier travail d’intégration, de « niveau inférieur » – gestes de base, coordination, enchaînements ; ce premier travail ouvre, vers le haut, sur un « travail d’intégration du niveau supérieur », celui de la maîtrise et de l’expression musicale – et nous restons ici dans la conception de la répétition comme un élément d’apprentissage nécessaire à l’efficacité, ici du geste. Mais Billeter ajoute un travail d’intégration supplémentaire, cette fois « vers le bas », ouvrant aux « profondeurs » et aux ressources « du corps »?[41], menant à l’émotion, au style, à « une activité supérieurement intégrée ». Surtout, en descendant dans les profondeurs du corps, le musicien « devient progressivement spectateur de sa propre activité. Il la voit de mieux en mieux […] par l’effet d’une sorte de dissociation interne »?[42].

L’intégration permet au geste de “se faire comme de lui-même”. Alors naissent trois possibilités. En premier lieu, l’ouverture à autrui, tant la maîtrise de notre propre geste permet l’appréhension de celui de l’autre, quand il l’exécute ou quand il en parle ; en deuxième lieu l’ouverture ouvre au monde, tant la maîtrise de mon geste me permet de ressentir et d’éprouver les lois physiques ; en troisième et dernier lieu, l’ouverture à la connaissance de moi-même :

Car quand la maîtrise du geste me permet de me détacher de lui intérieurement, tout en l’exécutant, je puis l’observer du dedans. Je puis l’observer de façon de plus en plus précise et complète et mieux connaître par là ma propre activité?[43].

La maîtrise du geste et le déplacement du sujet et de la conscience qui en résulte donne lieu à une jouissance « esthétique », au sens ancien du terme : « sensation, perception, sentiment d’une chose »?[44]. Chaque geste est une « puissance agissante » dont les adultes n’ont plus conscience faute de se reposer sur « un répertoire de gestes bien rodés »?[45].

Nous voyons dès lors le déplacement réflexif possible : l’enfance n’est plus le moment d’une découverte émerveillée faute de répétition ; elle est un moment comme un autre où l’intégration s’effectue, et que l’adulte vit pour des gestes nouveaux – chez Billeter, l’apprentissage de la calligraphie chinoise. Il n’y a donc pas de différence de degré ni de nature entre adulte et enfant, seulement une différence de territoire intégré. Il faut alors faire l’hypothèse, politique ici, de la possibilité de l’enfant d’effectuer, à la manière de l’adulte, ce travail d’intégration, rendant possible chez lui comme chez l’adulte la jouissance esthétique du geste maîtrisé, ouvrant à la liberté.

Quand le geste se fait soudain tout seul, l’enfant sourit. Il éprouve un sentiment de liberté. Il pourra ensuite affiner son geste, le rendre plus sûr, plus précis, plus élégant. Ce sera un jeu accompagné d’un sentiment de liberté?[46].

Envoi : puissance agissante, liberté et temps alternatif – propositions pédagogiques

Billeter voit dans le corps et dans l’intégration des ressources pour la production du nouveau. L’intégration suppose de comprendre que « ce n’est pas la conscience qui pense, mais le corps ».

La conscience ne fait que prendre connaissance de la pensée qui se forme dans l’activité du corps et qui émerge dans sa sphère éclairée. Dans la nuit du corps des éléments épars se sont associés et ont produit par voie d’intégration une synthèse, autrement dit une concentration et une intensification de l’activité qui l’ont rendue sensible à elle-même, par une sorte d’enrichissement?[47].

Billeter en veut pour preuve la capacité que nous avons à pratiquer “l’arrêt”, la suspension de l’intention, pour permettre à « d’autres formes d’activité [de prendre] le relais »?[48]. Cet arrêt, ce vide sont féconds : ils permettent la naissance de la pensée. « Nous pratiquons l’arrêt et nous attendons immobiles que l’idée paraisse », écrit encore Billeter. Il s’agit explicitement de ce que le philosophe nomme une « gestation », un « travail » de la pensée, supposant un temps non déterminé à l’avance – quelques minutes, quelques mois ou quelques années. Cette gestation est un travail du corps : « pour que le nouveau émerge, il doit laisser faire le corps »?[49].

Si Billeter prend pour exemple l’enfant au verre d’eau, et s’il fait référence régulièrement à nos apprentissages premiers, il ne formule pas de préceptes propres à l’éducation à la pédagogie, exception faite d’une phrase couchée dans Esquisses : « La bonne pédagogie est celle qui suscite la pensée et crée le loisir nécessaire à son cheminement »?[50]. Ailleurs, il écrit : « Apprendre et penser sont d’ailleurs une seule et même chose […]. Les petits enfants font un plein usage de la pensée et sont en cela supérieurs à beaucoup d’adultes »?[51].

S’il fallait déduire quelques considérations pédagogiques de la répétition comprise comme intégration, c’est du temps qu’il faudrait partir.

Pour Billeter, nous ne pouvons nous faire une idée du temps qu’à partir de notre activité, et de notre intégration des évènements : « il n’y a de temps qu’au sein de notre activité »?[52]. Le présent, en particulier, « est un produit de notre activité et de son degré d’intégration ». Le moment où je concentre mon attention sur mon activité est un moment de suspension. C’est un temps qui n’est pas horizontal – celui de nos occupations quotidiennes – mais un temps vertical – Billeter utilise le terme de « mouvement ascendant », toujours « partant du bas, du corps » : le temps de la pensée. Une personne qui pense, qui se concentre, qui observe sa propre activité est une personne qui s’isole. Il existe ainsi une corrélation entre « le degré d’intégration de notre activité » et « la qualité de ce que nous éprouvons, à un moment donné, comme la réalité présente », c’est-à-dire aussi ce que nous appelons « le présent »?[53]. L’intégration, qui inclut l’exercice et la répétition, produit une dilatation autant qu’une suspension du temps, qui ouvrent à des formes supérieures d’activité. Mais cette puissance ne se force, ne s’ordonne ni ne se décrète. « Il ne peut être forcé ni du dehors, ni du dedans » ; il émerge lorsqu’il est à maturité, lorsque l’intégration impose à la conscience, selon les lois de l’activité.

Considérer l’enfant, la pédagogie et le pédagogue selon une pensée prenant acte des idées de Billeter supposeraient de s’ancrer sur une conception autre du temps. Le temps de l’enfance, qui serait celui par excellence de l’intégration – mais non exclusive à l’enfance –, fonctionne non de manière linéaire, mais par bascules, c’est-à-dire aussi par alternances entre périodes de latence – d’arrêts – et de modifications, de changement de régimes d’activité – de « basculement »?[54], écrit Billeter.

Le temps linéaire est celui de la propédeutique, sous le joug de l’efficacité : à l’effort premier et simple doit succéder une meilleure maîtrise, et mener à un effort plus complexe. L’apprentissage s’effectue selon une mémoire fonctionnant sur le mode de la succession et de l’empilement – selon une répétition nécessaire, mais, comme nous l’avons vu chez Compayré, fonctionnant sur une distinction radicale entre activité enfantine et activité adulte.

Le temps de l’intégration serait, à l’inverse, un temps “alternatif”, fonctionnant par alternance de latences et de bascules. Il serait le temps de la répétition féconde, celle qui permet l’intégration, et qui est à multiples directions : vers le haut – pour la maîtrise ; et vers le bas – pour l’intégration à proprement parler, la prise de relais du corps dans l’activité, ouvrant à l’émotion, au style et à la liberté.

Considérer une autre forme de répétition en pédagogie supposerait de prendre en compte ce temps alternatiftemps alternatif qui n’est pas non plus, notons-le au passage, un présentisme voyant dans l’enfance un ancrage dans le présent, donc aussi dans une altérité radicale, le soustrayant une fois de plus au temps. Ce temps alternatif en pédagogie supposerait néanmoins de considérer, ou reconsidérer l’activité au centre de l’éducation, plaçant ou replaçant le corps comme un élément central du sujet ; ce temps supposerait en outre de laisser émerger une répétition spontanée, proprio motu – celle du geste, de l’exercice, qui suppose de fait le sens. Car « la question du sens se pose quand l’activité souffre d’un défaut d’intégration », écrit encore Billeter. « Elle disparaît quand nous sommes dans un régime d’activité supérieur. […] Elle n’effleure pas le violoniste qui joue, quand il est entré dans sa musique, ni les enfants absorbés dans leur jeu, ou l’enfant qui apprend »?[55].

Ces trois éléments – temps alternatif, corps et activité, spontanéité ou cause interne de la répétition – pourraient constituer une base pour une pédagogie de la genèse et de la gestation, et pour une philosophie de l’enfance reconnaissant à cette dernière sa part entière d’humanité.

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